fantasia de Ruth Childs, du 30 octobre au 3 novembre 2019, ADC, Genève


fantasia de Ruth Childs, du 30 octobre au 3 novembre 2019, ADC, Genève


par Jonas Parson

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(c) Marie Magnin
Je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique mais l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine.
Proust, Du Côté de chez Swann (cité par Ruth Childs dans la feuille de salle)

violet

On a l’habitude de la voir danser pour d’autres, brillante interprète de La Ribot, Yasmine Hugonnet, Marco Berrettini. Après une première création en duo l’année passée, The Goldfish and the inter tube, Ruth Childs présente son premier solo. Un spectacle qui trouve sa genèse dans le film éponyme de Walt Disney, sorti en 1940. C’est en écoutant les musiques de ce film qui a bercé son enfance qu’est apparu le désir de travailler à une exploration corporelle cherchant à produire du nouveau à partir de références connues. Comment dégager de l’inconnu à partir de musiques chargées de tant de souvenirs personnels et partagés? 

blanc

Sur un plateau blanc, Ruth Childs nous présente un corps étrange, décomposé, fantaisiste. Avec une attention infime, elle cherche des formes qui émergent, générées aux confins d’une zone de rencontre entre la musique et sa mémoire somatique. La danseuse refuse les relations trop évidentes entre musique et mouvement, à l’instar de cette scène d’une extraordinaire précision où elle déclenche le son par sa respiration. La causalité son-mouvement se retrouve soudainement inversée, et la bande sonore vient trouver son origine dans le corps de la danseuse. Celle-ci se fragmente alors en des parcelles sonores méconnaissables, flirtant avec une performance de noise. Ce n’est qu’après quelques minutes de brèves expirations et souffles que le son aura la possibilité de se déployer en quelque chose de reconnaissable. Mais le rapport au son se complique encore avec des mouvements qui débordent des plages sonores: si le souffle génère la musique, les mouvements eux entrent et sortent de phase avec le son, commençant ou se terminant dans le silence, dans une séquence riche et exigeante. 

rouge

Le coeur de fantasia se trouve ainsi dans cette relation entre connu et inconnu, familier et étrange. Les musiques de la pièce, entre Beethoven et Tchaikovsky, font partie d’une culture commune à la danseuse et à son public, un terrain partagé. Même sans être capable d’identifier ces oeuvres elles participent d’un patrimoine collectif avec lequel nous sommes familier et à l’aise. Ruth propose des corps et des gestes qui travaillent une étrangeté qui émerge de ce terreau commun, quelque part entre le collectif et l’individuel. 

vert

Cette mémoire corporelle  dans lequel Ruth va chercher de la nouveauté, c’est aussi celle d’un corps qui porte le souvenir des corps d’autres chorégraphes, à commencer par celle de sa tante, Lucinda Childs. Ruth élabore ainsi depuis 2015 un travail de recréation des pièces transmises par celle qui fut une des figures mythiques de la Postmodern Dance. La séquence qui vient clore fantasia nous ramène ainsi au solo Katema, dansé par Lucinda en 1978 et repris par Ruth en 2017. Ce solo de douze minutes constituait en une traversée le long d’une diagonale, un va et vient qui n’aboutissait jamais, la danseuse revenant toujours sur ses pas pour repousser un peu plus loin la limite de sa prochaine avancée. Porté ici par la Symphonie No.9 en D Minor Op.125
de Beethoven, cette traversée toujours recommencée devient une joyeuse affirmation du plaisir du corps et de la musique. Il y a quelque chose de Sisyphe dans cette tentative d’avancement, toujours ramenée à son point de départ, et qui trouve dans l’endurance et l’abandon une joie qui se partage avec le public. Un abandon qui ne sacrifie jamais à une précision et une exigence de mouvement caractéristique du travail de Ruth. Nous voici emportés avec elle, au gré des variations de la musique, entre étendues contemplatives et moments d’éclats dans une expérience qui dilate le temps. 

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fantasia propose une exigeante recherche de mouvement, abstraite sans jamais être austère, ancrée dans le personnel sans pour autant tomber dans l'anecdotique. Ruth Childs va puiser parmi les sensations accumulées dans son corps pour en ressortir une matière nouvelle, une expérience sensible partageable de manière universelle - et c’est ici que la citation de Proust qu’elle propose dans la feuille de salle (et reproduit ici en exergue) peut être appréciée à sa juste valeur. Là où la tentation d’évoquer l’épisode de la madeleine en relation avec la question de la mémoire de l’enfance tend bien trop souvent à tomber dans des poncifs plats et éculés, l’association est ici heureuse (et on ne peut qu’apprécier le fait que la célèbre pâtisserie ne soit pas nommée explicitement dans la citation). Car il s’agit pour Proust, il y a un siècle, comme pour Childs aujourd’hui, de ne pas simplement faire remonter à la mémoire un souvenir trivial, mais de puiser dans le surgissement de sensations pour composer quelque chose qui dépasse l’anecdote, qui puisse être partagé et toucher le monde, c’est-à-dire, une oeuvre d’art. 

Une heure après le spectacle, l'extraordinaire traversée finale de Ruth Childs habite encore mon corps, et continue d’y danser. Sa fantaisie nous a possédé et nos corps composeront la couche finale de ce délicat palimpseste. 


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